Les illusions, le Paradoxe d'Abilene

par Jean Marie Champeau 2 Avril 2021, 18:25 curiosité logique

Des moutons.

 

Le paradoxe d’Abilene, a été présenté par le sociologue Jerry B. Harvey, dans son dans son article de 1974 "The Abilene Paradox: The Management of Agreement". C’est une illustration de la difficulté d’un groupe à prendre une décision et gérer collectivement son accord.

 

Dans la fable que propose Jerry Harvey, aucun des quatre membres d'un groupe ne souhaitait se rendre à Abilene mais, par crainte de se contredire mutuellement, ils y vont tous.

La fable

 

Par une chaude après-midi à Coleman, au Texas, la famille joue confortablement aux dominos, jusqu'à ce que le beau-père suggère de faire un voyage à Abilene à 85 km, pour dîner. La femme dit que c’est une bonne idée et le mari, bien qu'il ait des réserves, pensant que ses préférences ne doivent pas prévaloir, dit que ça lui semble bien et conditionne son avis sur celui le sa belle mère, qui acquiesce.

 

Ils rentrent chez eux quatre heures plus tard, épuisés au terme d’une soirée désastreuse. Tous constatent qu’ils ne souhaitaient pas faire le périple. Le beau-père dit alors qu'il a suggéré l’idée parce qu'il pensait que les autres pourraient s'ennuyer.

 

Le groupe, perplexe constate qu'ils ont décidé ensemble de faire un voyage qu'aucun d'eux ne voulait faire.


Cette anecdote montre que dans certaines conditions, un groupe non structuré peut entériner des décisions par consensus alors qu'en fait, aucun des participants ne soutenait la proposition initiale.

La Pensée de groupe

 

La pensée de groupe est un phénomène psycho-sociologique de pseudo-consensus survenant parfois lorsqu'un groupe se réunit pour prendre une décision. Le groupe se donne l'illusion de penser un problème et de parvenir à une décision bonne, alors qu'en réalité c’est l’inverse.

 

On pourrait résumer le processus par "non-pensée de groupe".


J’ai essayé de résumer ce paradoxe pour n’en garder que les éléments déterminants.

Définition

Quatre hommes les yeux bandés se tiennent en fil indienne.

 

Le phénomène avait été décrit par William H. Whyte dans Fortune en 1952. Irving Janis, en 1972, a approfondi ce concept qu’il décrit comme la recherche d'un accord global plutôt qu'à appréhender la situation de manière réaliste.


Ce résultat paradoxal provient de ce que, dans une situation de pensée de groupe, chaque membre du groupe essaye de conformer son opinion à ce qu'il croit être le consensus du groupe, en vue d'aboutir à un accord global, en évacuant ses propres doutes pourtant légitimes.

 

La conséquence est une situation dans laquelle le groupe finit par se mettre d'accord sur une décision que chaque membre du groupe, dans son for intérieur, croit peu sage ou peu pertinente.

 

Chacun essayant de se rassurer en se persuadant que l'on est arrivé à une « sorte de compromis », pour lequel « tout le monde » a dû faire un effort et consentir des « concessions ».

L'expérience de Asch

Sur l'image de gauche une barre verticale. Sur l'image de droite trois barres A B C de diverses longueurs.
Quelle est la barre de la même taille qu'à gauche?

 

L'expérience de Solomon Asch, un psychologue américain, a prouvé le pouvoir du conformisme au sein du groupe. 

 

Publiée en 1951, son étude a été menée auprès d'un groupe d'étudiants, âgés de 17 à 25 ans. 
Tous les participants étaient complices de l'expérimentateur, sauf un. 

 

Ils devaient répondre à une question simple : trouver sur un dessin, les deux barres de même longueur. 
Interrogés séparément, tous les sujets ont fourni la bonne réponse. 

 

Réunis dans une même pièce, on leur demanda à nouveau de juger la longueur de ces lignes. L'expérimentateur avait demandé à des complices de fournir une fausse réponse identique. 

 

Le sujet "naïf" répondait en avant-dernier. Le sujet naïf s'est de nombreuses fois conformé aux mauvaises réponses des complices du chercheur.

 

- 25 % seulement se tiennent à ce qu'ils pensent juste et contredisent les autres participants.
- 5 % des sujets se conforment absolument aux résultats des autres.
- 70 % des sujets, se conforment plus ou moins aux réponses des autres. . .

 

Interrogés à l'issue de l'expérience, pour justifier leurs réponses, les 5 % de cobayes moutons ont répondu un manque de confiance en soi, l'envie de rentrer dans la norme, une certaine incompréhension de l'exercice et même une "mauvaise vue"... pour se dédouaner de leurs décisions.
 

Pour les 70 % autres, Asch estime qu'ils sont victimes d'une "distorsion" du jugement jusqu’à éventuellement fournir une mauvaise réponse pour ne pas être exclu du groupe.

 

Asch a poursuivi des années plus tard ses recherches. Il a alors constaté que le taux de mauvaises réponses chutait lorsque le nombre de participants était réduit à 3 ou 4 sujets.
De même, si un deuxième cobaye participe à l'expérience, et qu'il peut lui aussi donner la bonne réponse, le taux d'erreurs chute. 

 

D'autres facteurs de conformisme ont été mis en avant. Le psychologue Richard S. Crutchfield a constaté que lorsque les sujets étaient face à des stimuli ambigus, cela augmentait leur taux de conformisme. 

 

Difficile de lutter contre le conformisme quand on ne sent pas compétent, encore plus si on a face à soi une personnalité charismatique, ou encore une "grande gueule" qui domine le débat.

Signaux affaiblis

25 soldats de bois en tenu rouge et chapeau noire.

 

L'organisation moderne se veut impersonnelle et rationnelle. On ne crie pas, on n'insiste pas, on utilise des signaux standardisés, on ne manifeste pas de sentiments personnels.

 

Une note ou un message d'alerte grave peut parfaitement, par sa forme et son style édulcoré, ressembler à une note de routine. 

 

Souvent, les acteurs jugent qu'une alerte émise n'a pas besoin d'être répétée. Cette forme de silence est à l'origine de cas célèbres d'erreurs collectives.

 

On connaît ainsi deux cas d'incidents aériens ayant tourné à la catastrophe parce que les pilotes ont appliqué le principe de sobriété d'expression avec les contrôleurs, alors qu'ils auraient dû crier leur détresse. 

Exemples

Cuba
La baie des cochons à Cuba.
Ce sera une promenade de santé!

 

Le débarquement de La Baie des Cochons à Cuba en 1961 constitue un exemple classique de ce phénomène. 

 

La décision de faire débarquer 1400 exilés cubains anti-castristes, entraînés pour renverser le gouvernement de Fidel Castro avait été prise par une équipe composée d’experts. Leur forte cohésion a produit une pensée de groupe et a entraîné une mauvaise décision. Le débarquement a été un cuisant échec.

 

Les membres du groupe ont été aveuglés par leur puissance de cohésion et n’ont pas pris en compte les risques que comportait la décision.

 

On sait aujourd'hui qu'en 1961, lors des séances préparatoires de l'opération de La baie des Cochons convoquées par le président John F. Kennedy, le secrétaire d'Etat Dean Rusk et l'assistant du président Arthur Schlesinger se sont retenus d'exprimer leurs hésitations.

Challenger

 

Lors d'une réunion décisive pour le lancement de la navette Challenger qui allait exploser en vol le 28 janvier 1986, plusieurs ingénieurs se sont tus parce qu'ils estimaient inutile de reparler des défauts des joints responsables de l'accident après qu'un autre participant les eut déjà évoqués.

 

Dans le cas de la navette Challenger, les spécialistes affirment avoir retenu leur avis critique parce qu'ils pensaient que le problème concernait les managers. Et ces derniers se sont tus parce qu'ils ne se sentaient pas experts en matière de joints. 

 

La décision de procéder au lancement un jour de grand froid a été prise malgré un sentiment d'inquiétude des ingénieurs.

Enron
Image d'Asterix où le centurion "demande vous êtes avec moi?" et les soldats disent OUI CHEF.

 

Le cas, bien connu, d’Enron a été étudié par de grands spécialistes de ce domaine. 

 

Entreprise américaine du secteur de l'énergie, elle avait monté un système de courtage par lequel elle achetait et revendait de l'électricité. En 2001, elle fit faillite de manière retentissante, en raison de pertes occasionnées par ses opérations spéculatives sur le marché de l'électricité, qui avaient été maquillées en bénéfices.

 

Il est reconnu aujourd’hui que le conseil d’administration lui-même a causé la perte d’Enron. Ils ont accepté des transactions apparentées pour gonfler leurs profits en enfreignant délibérément le Code de conduite. Pire, ils ont empiré la situation en prenant d’autres décisions encore plus risquées.

 

Mais personne n’a osé contredire une chose qui avait permis à l’entreprise d’être très profitable, mais qui a aussi entraîné sa perte.

 

De l’intérieur, quand tout semble tourner rond, venir dire quelque chose de contre-tendance, nécessite du courage et n’est pas naturel. Plus l’entreprise est grosse, plus ce risque d’autocensure existe.

 

Les symptômes de la pensée de groupe
liste des points conduisant à une décision défaillante. Antécédents, symptômes, traitement de l'information defectueux.

 

 

1 - L'illusion de l'invulnérabilité et de la supériorité morale et intellectuelle
Lorsque les groupes se croient intouchables et d’un intelligence supérieure, ils ont tendance à ignorer leurs propres faiblesses.

 

 2 - La transformation de l'opposant en stéréotype
Une critique est considérée avec partialité. Les affirmations qui contredisent les convictions du groupe sont ignorées.
L’opposant est ostracisé, écarté des débats, voire sanctionné ou expulsé.

 

 3 - L’autocensure
Les membres du groupe préfèrent garder leurs opinions divergentes pour eux, plutôt que de déserter le navire.

 

 4 - L’illusion de l’unanimité
Les dissensions internes sont cachées au groupe ou qualifiées de résistance au changement. Ainsi, elles semblent inexistantes. En outre, certains membres du groupe s'engagent activement à protéger le groupe de toute dissidence ou information contraire et le groupe justifie "rationnellement" ses décisions. 

Rapprochement avec la fabrication du consentement

 

Certains symptômes de la pensée de groupe sont similaires à ceux de la fabrication du consentement qui est une technique de propagande utilisée dans le domaine politique.

aller voir

 

 

Pour plus de détails sur la fabrication du consentement on peut aller voir l'article là. . .

 

 

Ce modèle présente cinq « filtres » mis en place par les médias de masse et à travers lesquels ils déforment l'information, de manière à fabriquer le consentement.

 

 1 – Référence. La taille d'un média résulte de sa capacité à attirer des investissements, et détermine en retour sa capacité à se doter des technologies nécessaires à l'obtention d'une audience effectivement massive pour promouvoir l’idéologie des actionnaires.

 

 2 – Régulation. Puisque la majorité des revenus des médias provient de la publicité, ils ne sont pas économiquement viables sans le soutien des annonceurs. Les annonceurs agissent, comme une autorité de régulation permettant à tel ou tel média de vivre ou non. 

 

 3 – Expertise. Les « dominants » subventionnent les principaux médias et réduisent pour eux le coût d'accès à l'information en produisant eux-mêmes et de manière routinière de l'information, au travers de déclarations, dépêches etc. . Ainsi les médias ont-ils facilement accès à une information régulière et les pourvoyeurs de ces informations voient leurs créations massivement diffusées. 

 

 4 – Auto censure. Des « contre-feux » sont les réactions négatives au contenu éditorial produit par un média "inkorrect", et qui peuvent prendre la forme de déclarations, censure ou poursuites judiciaires. La perspective seule de provoquer un contre-feu de la part de certains acteurs suffit à causer un phénomène d'autocensure parmi les médias. 

 

 5 - L'anti. . . ce filtre consiste en la pression subie par les médias pour ne pas exprimer d'opinion qui puissent être, de près ou de loin, considérée comme favorables à l’adversaire. On pourra citer, le terrorisme, le racisme, les . . .ismes, les . . .phobes ou . . .septiques. . etc. . . etc. . .

Techniques d'évitement de la pensée de groupe

 

Plusieurs techniques permettent pour éviter l'emprise de la pensée de groupe. On peut les résumer en un terme :  "liberté d’expression". 

 

 1 – Personnifier la responsabilité. 
Placer l’autorité et la responsabilité de la prise de décision finale dans les mains d'une seule personne, vers laquelle les autres se tournent pour avis.

 

 2 – Avoir un Avocat du diable. 
Pré-sélectionner une personne qui aura le rôle de s'opposer à toute suggestion présentée.
L'identification du rôle de cette personne permet de limiter la stigmatisation associée avec le fait d'être le premier à prendre une position négative. 

 

 3 – Avoir un système de retour anonyme. 
Mettre à disposition un moyen anonyme de rétrocontrôle de type boîte à idée.

 

 4 – Permettre de prendre ses distances.
En dernier recours rendre possible un mécanisme permettant de se dégager sans dommages de la pensée du groupe.
 

En ce qui concerne la conduite des réunions il est plus efficace de réduire le nombre de participants et de chercher à s'entourer de personnalités différentes. Mettre en avant les plus timides, c'est à dire les personnes qui auraient le plus spontanément tendance à suivre la masse. Elles seraient invitées à prendre la parole en premier pour qu’elles puissent exprimer leur point de vue, sans influence. 
 

Antidote

Michel Audiard caricature

 

Pour terminer, et en guise d’antidote, je voudrais citer deux sentences. L’une de Michel Audiard, philosophe parmi les philosophes, pêchée dans les Tontons flingueurs, la seconde, de Pierre Desproges, mais qu’on pourrait facilement attribuer au précédent.
 

« Les cons ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. »

Michel Audiard

Caricature de Pierre Desproges.

 

 

 

 

 

« Quand les individus se multiplient, les intelligences se divisent. »

Pierre Desproges

 

 

paradoxeabilene

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commentaires
A
Merci pour l'ensemble de votre travail. Clair, concis, pédagogique, agréable à parcourir. Franchement, chapeau !
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